Chapitre 4 : Le Passage

C’est le soir, les dernières traces du couchant s’estompent rapidement et le groupe est rassemblé autour des braises d’un petit feu, entretenu faiblement et lentement pour ne pas attirer l’attention. Martha éloigne son matériel de cuisine, empilant ses assiettes ébréchées et ses casseroles bosselées, et mettant un drap au dessus pour les couvrir, pour les garder propres. Leurs nouveaux hôtes ont tout mangé de ce qu’il leur a été offert, et comme rien ne doit se perdre, Martha a assaisonné l’eau des carottes et la leur a donnée comme bouillon, un en-cas pour la nuit. Rien ne doit se perdre. Les mains maigres de Brian tremblent en portant le bol à sa bouche, il avale le bouillon à grandes lampées bruyantes, car il est encore affamé.

Mark raconte au groupe ce qu’il a entendu à la radio avant que leur petit avion ne soit heurté dans tous les sens par tout et n’importe quoi à cause de l’ouragan créé par le basculement. « Les vents étaient cycloniques, mais différents, plus erratiques. Notre avion a heurté des trucs qui l’ont abîmé. Je ne pouvais plus le tenir. On entendait le type à la radio qui en parlait aussi. Là où est le pont sur la rivière, il y avait des voitures abandonnées, qui bloquaient la circulation dans les deux sens. Les gens se ruaient dans les deux sens, désespérés. Il y avait des petits enfants qu’on avait laissé, abandonnés. Des émeutes éclataient, tout le monde se pressait et personne ne savait où aller, je pense. Ils essayaient de trouver un endroit, n’importe où, mais là où ils pourraient être. Et le pillage dans la ville. La police n’était pas dans le coin, ou tout au moins elle s’en fichait. Pas de loi, et tout fiche le camp. » Le visage de Mark a l’allure d’un masque en racontant tout cela, il met ses émotions de côté afin de pouvoir continuer. « Les services ne fonctionnaient pas, car les gens avaient cessé de se présenter à leur travail et les pannes de courant n’étaient pas réparées, les lignes téléphoniques étaient coupées, les pompes à essence étaient verrouillées et les stations fermées. » Mark secoue la tête et dit, « Un milieu de matinée qui n’en finissait pas sur la côte est, en faisant beaucoup de victimes. » Mark s’arrête une minute, reprenant le contrôle de ses émotions. »

Nous en avons aussi eu un aperçu depuis l’avion. Les routes étaient couvertes de voiture, poussées sur les côté car elles étaient à sec ou bloquées, et il y avait un pont avec la circulation bloquée dans les deux sens à cause de voitures abandonnées. Cet embouteillage empirait, aussi, car les voitures poussaient des deux côtés. On voyait aussi des gens qui marchaient à travers la campagne par petits groupes, s’en allant à pied. Et tout le temps on entendait la terre geindre. Je ne crois pas que j’oublierai jamais ce son. » Gros Tom hoche la tête en signe d’agrément, Mark le regarde fixement une minute, puis continue.

« Nous avons entendu dire que des groups religieux pensaient que la fin du monde était arrivée, et beaucoup d’entre eux, et même des athées, se suicidaient, en prenant toute leur famille avec eux, supprimant d’abord les enfants, exactement comme les adeptes de Jim Jones. » Mark se penche en arrière, résigné, les yeux baissés sur les pieds de ceux qui entourent le feu de camp, comme l’histoire prend un tour personnel. « Brian et moi étions au-dessus des terres quand c’est arrivé. La boussole a d’abord montré un comportement erratique. Brian essayait de déplier les cartes, mais il n’y arrivait pas bien, et j’avais les deux mains occupées. Puis le ciel s’est mis à danser autour de nous. Nous avons vu la Lune glisser à travers le ciel juste avant que des rafales de vent ne frappent l’avion, comme si soit le ciel, soit la Terre se déplaçait.

Mark pousse un soupir. « Et quand les vents ont frappé, nous n’avions plus d’autre choix que d’atterrir, et vite! » Mark reste silencieux une minute, cherchant dans sa mémoire ce qu’il aurait pu oublier. « Nous avons foncé vers la plage et je me souviens avoir regardé cette grande étendue d’eau et m’être demandé un instant ce que cela ferait si elle se soulevait et se précipitait sur moi. Vous savez, une vraiment grosse vague. Ca arrive, après un tremblement de terre ou autre. La dernière chose que nous avons entendu fut le gars de la radio qui hurlait ‘Ca arrive. Oh mon Dieu, on va tous être noyés’ et la radio s’est tue. Netty brosse les cheveux de Tammy qui est assise mollement, pétrifiée dans une absence d’émotion qui passe pour faire partie de sa nature calme. Netty met la brosse de côté et dit, « J’étais à Clearwater, en train de patienter car le téléphone ne marchait plus et personne ne savait ce qui se passait. J’étais en haut dans ma chambre, je me changeais, quand j’ai entendu la voix d’une femme supplier, ‘Pas mes enfants, s’il vous plait, il sont si petits’. Puis j’ai entendu des coups de feu, et le silence, et je me suis faufilée sous le lit, ma faisant petite souris. » Martha arrive et prenant la main de Tammy, elle l’éloigne pour lui éviter la fin de l’histoire. « C’était les frères Grogan. J’ai réalisé plus tard que pour s’exercer à la gâchette, ils avaient tué les autres pensionnaires qui revenaient de la pêche. Presque tout le monde allait là pour fuir la chaleur, vous savez. Je les ai vus quand je suis allée à l’écurie chercher mon cheval - leur cannes à pêche et des poissons dans les mains, couchés dans leur sang et tordus par la douleur. Tous morts. J’ai réalisé qu’ils avaient tué tout le monde et je n’aurais pas fait exception. »

Comme les heures passaient, Netty comprit que les frères Grogan étaient en bas, à se saouler. « Ils riaient de ce qu’ils avaient fait. Ils riaient. Ils se racontaient la tête des gens, leurs réactions, leurs regards, quand ils ont reçu les balles. Puis ils poussaient de hurlements et embrayaient. J’en étais malade, je tremblais si fort que j’avais peur de bouger. Je me suis coincée sous le lit, me suis allongée en respirant le moins possible, sans bouger, sans faire le moindre bruit qu’ils auraient pu entendre. » Se considérant à présent comme les maîtres de ce lieu de vacances où ils n’avaient jamais été les bienvenus, les frères Grogan fanfaronnaient, posant leurs bottes crottées sur les coussins du mobilier, dévalisant le bar et jetant les bouteilles vides sur les lampes et les verres. Pas de téléphone, pas de loi, donc les frères font ce qui leur chante. « Je les ai entendu dire ‘c’est plus marrant que de se faire un joint.’ Puis je les ai entendus aller d’une chambre à l’autre, pour voir ce qu’ils y trouveraient. J’ai retenu mon souffle quand ils sont rentrés dans ma chambre, je n’ai pas respiré, et ils sont passés sans me voir. Plus tard, je me suis faufilée en bas quand tout fut redevenu calme. Ils dormaient, ils étaient ivres et ronflaient. Je suis allée à l’écurie et j’ai sellé mon cheval. Il m’a suivie comme un bébé après que je l’ai eu un peu caressé. Il était tout tranquille. Je pensais que j’étais sortie d’affaire, j’ai marché le long de la haie d’où ils ne pouvaient pas me voir sauf si je montais mon cheval, et je ne l’ai pas monté avant d’avoir atteint les arbres. Mais en partant au galop, je crois avoir vu quelque chose bouger près de la bâtisse. J’ai compris qu’on m’avait vue. »

« Ils m’ont poursuivie, et il n’y avait pas de cachette car le Soleil ne voulait pas se coucher. Mais il faisait sombre, et cela m’a aidée. Ils devaient mettre les phares de leur jeep pour ne pas me perdre. » Netty jette un regard circulaire sur le groupe, et voyant tous les yeux fixés sur elle, avec attention, elle continue. « J’étais le seul témoin vivant de leur crime, et ils n’allaient pas me lâcher si vite. Les morts ne parlent pas. Mais je pense aussi qu’ils étaient ivres de pouvoir. Leurs fusils faisaient la loi, je pense. Ces types sont des sadiques. S’ils étaient au pouvoir, mieux vaut ne pas imaginer ce qu’ils feraient. » Netty garde le silence une minute, remettant la peur ressentie dans un compartiment de sa mémoire qu’elle ne veut plus jamais rouvrir. Prenant une profonde inspiration, Netty jette un œil au groupe pour lui signaler un changement dans le récit. Netty a fait marcher son cheval dans le lit d’un cours d’eau, essayant de perdre ses poursuivants. « J’ai eu la chance d’être à Clearwater Creek quand ça s’est produit. » La secousse les a jeté tous les deux dans les eaux profondes, elle et son cheval à côté. « J’ai bien fait trempette, j’avais le souffle coupé quand j’ai refait surface, et quand je suis remontée, tout ce que j’ai vu c’était des pattes qui battaient et éclaboussaient partout. C’est une bonne chose que je n’aie pas été sur le cheval. Celui-ci était pratiquement sur le dos et il donnait des coups de sabots à tout va en essayant de se remettre sur pied. Mais on allait bien. » Netty fait une pause pour reconstituer l’histoire, rassemblant les morceaux pour elle-même en même temps. « Je suppose que les frères Grogan étaient saouls, de la viande molle, puisqu’ils ont survécu. » Netty redevient silencieuse, étant arrivée au bout de son récit. « Je me demande si ceci n’est pas en train de se passer un peu partout. »

Tout le monde ne garde pas le silence autour du feu de camp, car Brian s’est mis à rire bêtement, mais les autres ne le remarquent pas car ils sont pris par les récits qu’ils viennent d’entendre. Brian lève les yeux vers le ciel, le visage figé, ricanant doucement bien qu’il n’y ait rien de drôle.

………

Dans la faible lumière de l’aube qui s‘éternise, Gros Tom revient péniblement du ruisseau, une serviette jetée sur l’épaule. Rouge sirote un café sur la table de fortune, les deux hommes sont seuls car les autres dorment. Gros Tom jette un œil au ciel et puis il dit tranquillement à Rouge, « On dirait que cette couverture nuageuse ne remontera jamais. » Rouge joint les doigts, les examine brièvement, et dit, « J’ai déjà vu ça quand j’étais en poste aux Philippines. Des volcans sont entrés en éruption quelque part. » Gros Tom se penche au dessus du feu de camp qui couve, attrapant la cafetière noircie, et en se servant une tasse de café, il dit, toujours calmement, « Tu as remarqué ce qui arrive à Tammy? »

Rouge redoutait de moment. « Je pense qu’elle va finir par se dérider, sa maison de poupée lui manque. Cette façon qu’elle a de tenir cette poupée de chiffon, on croirait que c’est tout ce qu’elle possède au monde. » Clairement désireux de parler de ce qu’il voit arriver à sa fillette, Gros Tom ne veut pas en découdre si vite. « Elle n’a jamais été comme ça, si calme! Je n’ai même pas réussi à la faire me parler hier, elle ne voulait pas dire un mot. Sacrément curieux. » Martha sort de l’une des tentes de fortune, brossant ses cheveux vers l’arrière pour dégager son visage endormi et paisible. Elle sourit légèrement aux deux hommes de sa vie et marche vers le feu, soulevant le couvercle de la cafetière pour en vérifier le contenu. « Je vous ai entendu tous les deux parler de Tammy. Je sais qu’elle ne va pas bien, et si je pouvais, je l’emmènerais tout droit voir le docteur Townsend, mais il n’y a aucune chance avec ces routes coupées. »

Un son plaintif est amené par la brise, qui vient de loin mais qui est humain, à coup sûr. Mark sort précipitamment d’une des tentes, faisant dans sa hâte tomber les couvertures qui tiennent lieu de mur. Il paraît soucieux sous son air endormi. « Où est Brian, avez vous vu où il est allé? » Rouge pointe le doigt en direction de la plainte, le visage inexpressif comme s’il n’y avait rien de spécial, et Mark se précipite dans cette direction, ajustant sa chemise dans son pantalon et enfilant ses bottes en chemin. « En voilà un autre qui ne va pas bien. L’autre jour je l’ai trouvé en train de parler dans le vide. »

………

On peut voir plusieurs personnes dans l’aube pâle, avançant péniblement le long de la route ventée qui mène derrière la ferme. L’un d’eux tire un chariot destiné à être tiré par un poney, remorquant quelqu’un. L’homme à l’intérieur s’agrippe des deux côtés, s’arc boutant à chaque secousse, le mouvement faisant souffrir ses os brisés. Herman, un homme de haute taille qui ouvre la marche, s’arrête et pointe du doigt la maison, et les autres lèvent les yeux, quittant la route du regard pour fixer cette direction. Ils se déplacent avec plus d’énergie à présent, dans l’espoir d’avoir trouvé d’autres survivants.
Gros Tom regarde cette procession, de là où il est assis à table avec Martha et Rouge, ses mains entourant un bol de café. « Nous avons de nouveaux visiteurs. » Rouge tourne la tête brutalement, puis se lève pour aller prendre son fusil. Gros Tom pose son bol et se dirige dans la direction des arrivants, ayant apparemment jugé à leur apparence qu’ils ne constituent en rien une menace. Gros Tom passe d’un pas décidé les ruines de la maison pour aller sur la route d’entrée. Quand il les approche il marche les mains tendues, reconnaissant l’homme de tête.

Clara, une petite femme aux cheveux gris, s’est précipitée vers Gros Tom. « Ils ont tous été brûlés, comme s’il n’y avait pas d’endroit où s’enfuir, comme si le feu était tombé du ciel sur eux! » Son mari, Len, un petit homme voûté, les rejoint. « Je ne sais pas à quel autre endroit, car la maison était en bon état, et ce n’est pas non plus ce qu’on a vu de plus bizarre! » Clara jette un regard à son mari. « Tu parle de cet homme mitraillé de pierres? » Len, peu habitué à être détourné de ce qu’il raconte, reprend. « C’était comme si on lui avait jeté des pierres jusqu’à ce que mort s’ensuive, les petites pierres qui couvrent la route, et sa voiture c’était encore pire. » Clara, trop énervée pour garder le silence, dit, « Pauvre homme, il a dû essayer de fuir quand son pare brise a volé en éclat, et il ne pouvait pas s’échapper. »

Gros Tom demande, « Ces gens de la ville? » Len et Clara se lancent un regard furtif, mais alors Clara baisse les yeux, regardant la route avec les larmes qui lui montent aux yeux, momentanément accablée. Len montre du doigt la ferme démantelée. « Ca n’a pas été tellement mieux que pour vous, et ceux qui ont survécu se sont sauvés exactement comme nous autres, pour chercher de l’aide. » Clara ajoute, retrouvant à nouveau la voix, « Mademoiselle Farmington a été projetée dans le cours d’eau, contre le barrage, on aurait dit une de ces tomates que les enfants jettent le samedi soir, elle était toute rouge et éclatée. »

Gros Tom n’a manifesté aucune surprise à aucun moment et il demande à présent, « Vers où allez vous? » Personne ne répond, mais après un moment de silence, Herman dit, « N’importe où pourvu que ce ne soit pas comme ça. » Gros Tom fait signe de la tête qu’il a compris, et les invite au campement. « Nous n’allons pas beaucoup mieux, mais nous avons du café et des pommes sautées à partager. » Puis, d’un geste en direction du campement et faisant demi tour pour y retourner, il dit, « Allez, venez. »